Une figurine de batman trône sur le bureau de mon praticien-formateur. Il ne s’agit pas d’un objet qu’il a confisqué à un élève, mais bel et bien de son propre jouet, et j’ai cru comprendre qu’il y tenait beaucoup. Moi, mon animal fétiche c’est le crocodile, et je dispose de tout un tas de bibelots à son effigie que les gens m’ont offert au fil du temps. Je décide donc d’apporter un crocodile en classe à déposer sur le bureau, manière de m’approprier ce nouveau territoire et de placer mon enseignement sous le signe de cette figure totémique. J’arrive donc en classe et commence par un quizz en guise de cérémonie d’intronisation : – qu’est-ce que c’est que cet objet ? – Un crocodile ! – Oui mais encore ? – Un sifflet ? – Mieux que ça : une flûte ! Le crocodile dispose en effet d’un bec dans la queue pour souffler, et six trous sur le dos pour moduler des notes. J’improvise un petit air aux élèves, et je tente de mettre en place quelque chose : désormais, quand ils entendront un air de flûte-crocodile, c’est que je demanderai leur attention et que je requerrai leur silence. J’enchaîne avec le lancement d’une nouvelle séquence d’enseignement. – Avez-vous déjà entendu un crocodile crier ? Moi jamais, c’est quelque chose de rare j’ai l’impression, d’habitude le crocodile est plutôt silencieux. Et est-ce que vous savez comment on désigne le cri du crocodile ? On parle de vagissement, de pleurs ou de lamentations. Le crocodile se lamente. Vous connaissez l’expression les larmes de crocodiles ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et pourquoi le crocodile pleure à votre avis ? Est-ce qu’il lui arrive de pleurer des larmes sincères ? Aujourd’hui je vais vous demander de dessiner des crocodiles pleureurs. C’est une phase de recherche, sentez-vous libre d’essayer des choses. Chacun doit trouver trois raisons possibles aux larmes de crocodile. Vous pouvez ajouter du texte sur vos dessins si besoin. Pour quelles raisons peut-on bien pleurer ? On ne pleure pas seulement parce qu’on est triste : on peut pleurer de joie, de rire, à cause du froid ou parce que l’on coupe des oignons. A vous de voir ! Les élèves se mettent au travail et l’activité prend bien, l’aspect bestial, potentiellement répugnant du crocodile est contrebalancé par les larmes, qui font soudain du saurien une créature douée de sensibilité. Les élèves peuvent y projeter leurs émotions, leurs idées, leurs imaginaires. Après cette phase de recherche, je leur demande de mettre un dessin au propre, en couleur, en réfléchissant à la meilleure manière de mettre en scène leur histoire. Je me retrouve avec des crocodiles qui pleurent à cause de la pollution des eaux ou parce qu’ils sont épinglés sur une casquette Lacoste, et des crocodiles dont la famille a été transformée en sac à main ou qui ont une gueule trop allongée pour pouvoir mettre leur masque.
A la fin du cours, je souffle dans la petite flûte-crocodile, mais les notes se perdent dans le brouhaha ambiant, et je peine à me faire entendre. Échec du conditionnement pavlovien. Encore une fois personne n’écoute le cri du crocodile ; il restera sans doute silencieux jusqu’à la fin de l’année, camouflé parmi le désordre sur le bureau, me rappelant discrètement que moi aussi je suis toujours un enfant.
Pour plus d’histoires de crocodile, c’est par ici :
Les émissions radio du blues du crocodile
Le marigot va finir par déborder : compilation de dessins de larmes de crocodiles
Pour d’autres histoires d’animaux, c’est par là :
Références :
Deleuze, G. & Guattari, F. (1980). « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible » in Mille plateaux. Paris : éditions de Minuit.
Guattari, F. (1989) Les trois écologies. Paris : éditions Galilée.
Pavlov, I. (1954). « le réflexe conditionnel » in Œuvres choisies. Moscou : éditions en langues étrangères, p. 258-284. Traduction de l’article paru en 1934 dans la Grande Encyclopédie médicale.
Raynal, C. (2015) Le blues du crocodile. Mémoire de master, HEAD-CCC.
_____