C’est la rentrée et le début de mon stage, je suis assis au fond de la classe et j’observe l’enseignant donner son cours d’introduction à l’histoire de l’art. Il commence par le commencement, c’est-à-dire par les plus anciennes traces d’art encore visibles aujourd’hui : les peintures pariétales de la préhistoire. Suivant une idée largement répandue, le professeur suggère que l’humain se serait distingué de l’animal en créant des œuvres d’art. Du côté des élèves, personne ne bronche, mais moi je reste dubitatif sur mon tabouret tournant. Je me dis que malgré 40 000 ans de développement et de colonisation de la planète, l’humain reste avant tout un animal. Il suffit d’observer la curieuse faune qui compose un établissement scolaire pour s’en convaincre, avec des élèves avachis sur leur table qui ruminent mollement leurs chewing-gums, et des enseignants qui aboient sur les élèves. Des enseignants qui montent sur leurs grands chevaux face à ses drôles de zèbres, et des élèves qui font des yeux de chiens battus et repartent la queue entre les jambes. Ces mêmes élèves qui se suivent comme des moutons quand la sonnerie retentit et filent en classe comme des boeufs vont à l’abattoir, et qui sautent comme des cabris dans les escaliers en fin de journée. Ces élèves qui toute la journée piaillent, beuglent, glapissent, se lamentent, râlent, grommèlent, jasent, ricanent, cancanent, roucoulent, gloussent. Ces élèves qui font le paon, l’autruche ou le singe, ces élèves à qui l’on reproche d’avoir une mémoire de poisson rouge, d’être muets comme une carpe au moment de donner une réponse, donnant leur langue au chat malgré le mal de chien que les enseignant-e-s se donnent à leur apprendre quelque chose. Et ne parlons pas de l’éthologie propre aux enseignant-e-s en salle des maîtres, ni de celle des concierges qui rôdent dans les couloirs. Quoi qu’il en soit, force est de constater que langue française regorge d’expressions peuplées d’animaux. Prises au pied de la lettre, ces expressions peuvent s’avérer cocasses. Je mets à disposition ici une liste d’expressions avec des animaux qui peuvent servir de base aux élèves pour réaliser des illustrations. Cette liste peut notamment s’avérer utile pour proposer une activité inédite à un-e élève qui aurait fini avant les autres un travail en cours.

 

 

Sans vouloir contredire mon praticien-formateur, Gilles Deleuze et Félix Guattari démontrent qu’en adoptant toute une série de postures, en arborant mille et une couleurs chatoyantes et en entonnant toute une gamme de chants, les animaux sont en réalité les plus grands des artistes, à l’image de l’oiseau des forêts pluvieuses d’Australie, dont la parade amoureuse implique une mise en scène particulièrement soignée :

Le scénopoïetes dentirosis, oiseau des forêts pluvieuses d’Australie, fait tomber de l’arbre les feuilles qu’il a coupées chaque matin, les retourne pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit ainsi une scène comme un ready-made, et chante juste au-dessus, sur une liane ou un rameau, d’un chant complexe composé de ses propres notes et de celles d’autres oiseaux qu’il imite dans les intervalles, tout en dégageant la racine jaune des plumes sous son bec : c’est un artiste complet.

Deleuze, G. & Guattari, F. (1991). Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : Éditions de Minuit, p. 185.

 

Un oiseau tropical serait donc l’inventeur de l’œuvre d’art totale, n’en déplaise à Wagner. En voyant les animaux comme des artistes, on inverse le rapport de domination établi depuis que les humains ont apprivoisé le feu. John Dewey va dans ce sens en déclarant qu’il faut descendre l’art de son piédestal :

Pour saisir les sources de l’expérience esthétique, il est donc nécessaire d’avoir recours à la vie animale en dessous de l’échelle humaine.

Dewey, J. (2010). L’art comme expérience. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cometti, J.-P. et al. Paris : Gallimard, p. 53.

« Les animaux peints par eux-mêmes et dessinés par un autre ». Gravure de Grandville pour illustrer l’ouvrage Scènes de la vie privée et publique des animaux, publié en 1842. Dans la lignée des Fables de la Fontaine, les animaux servent de métaphore pour parler des mœurs de l’époque, et se voient anthropomorphisés dans les illustrations.

 

Dans tous les cas, l’animal est une source inépuisable d’inspiration. Des peintures de Lascaux aux vidéos de chat qui pullulent sur internet, l’humanité est hantée par la figure animale. Que peut bien chercher l’humain dans le regard que lui renvoie l’animal ? C’est comme si la bête agissait tel un miroir déformant, renvoyant un reflet pas toujours flatteur au prédateur en proie au doute – rapace, blaireau, âne bâté. C’est comme s’il fallait le filtre de l’animal pour mieux comprendre l’humain. Ainsi nombre de bandes-dessinées et de dessins animés présentent des animaux anthropomorphisés, ou des humains zoomorphes. Fourmis dans les jambes, chat dans la gorge, œil de lynx, tête de mule. On attribue arbitrairement aux animaux tout un tas de qualités et de défauts, de traits comportementaux. On en fait des symboles, des blasons, des mascottes, des expressions. On les fait parler alors que ce qui fait défaut aux animaux, c’est précisément le langage, comme le rappelle la philosophe Élisabeth de Fontenay (1998). Dès lors, que pensent réellement les animaux de tout cela ? J’aime à penser que leur silence en dit long. Pris malgré lui dans des rapports de pouvoir, l’animal est politique. Des penseurs comme Jacques Derrida, Donna Haraway ou Giorgio Agamben ont questionné notre rapport à l’animalité, ouvrant la voie à un nouveau champ de recherche, les animal studies. Cette approche transdisciplinaire déploie ses ailes à l’intersection de disciplines telles que l’histoire de l’art, l’anthropologie, la biologie ou la philosophie, le tout dans une perspective critique pouvant puiser dans des théories marxistes, écosophiques, féministes ou queer.

 

Jacopo Bassano, Deux chiens de chasse liés à une souche, c. 1548, 61×80cm, Musée du Louvre.

 

Ce tableau de Jacopo Bassano est probablement un des premiers de l’histoire de l’art occidentale à représenter des animaux comme sujet principal, et non comme un élément secondaire.

Arrêtons de prendre les animaux de haut et partons du principe que l’animal a des choses à nous apprendre. Le mot « animal » vient du mot « animé ». Il désigne l’être doué de vie. Dans son abécédaire, Gilles Deleuze souligne que ce qui le fascine chez l’animal, c’est « l’être aux aguets ». John Dewey dit la même chose : l’animal est sans cesse sur le « qui-vive ». Deleuze prend un exemple volontairement répugnant, la tique. Celle-ci répond à trois types d’excitants : lumineux, olfactif et tactile. « Dans une nature fourmillante, elle extrait et sélectionne trois choses (…) Et c’est ça qui fait un monde. » Des animaux dérive ainsi son fameux concept de territoire. « Constituer un territoire pour moi c’est presque la naissance de l’art. » Le territoire est marqué par toute une série de postures, de couleurs et de chants, soit les trois déterminants de l’art selon Deleuze. Or, il n’y a pas de territorialisation sans déterritorialisation : « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » L’animal doit sortir de son territoire pour se nourrir ou se reproduire. « Et il n’y a pas de sortie du territoire, c’est-à-dire de déterritorialisation, sans en même temps un effort pour se reterritorialiser ailleurs, sur autre chose. » L’animal (cela vaut aussi pour l’humain) revient sur son territoire et en sort grandi : il emploie son art pour agrandir son territoire. En ce sens, on pourrait dire que parfois on suit les lignes de fuite et parfois on trace des lignes de démarcation. Ce double mouvement fait alors écho aux phases divergentes et convergentes prônées par Daniel Lagoutte pour la didactique des arts visuels. Je vois ma mission d’enseignant dans cette lignée : partir du monde des élèves pour mieux agrandir leur territoire. Rendre familier l’étrange (en prenant par exemple le point de vue de l’animal), et rendre étrange le familier (Deleuze nous rappelle que certains animaux ne reconnaissent pas leurs pairs en dehors de leur territoire commun). Faire tomber les œillères, briser les carcans, élargir le champ de vision, sortir des sentiers battus. Traverser des nouveaux territoires en sifflotant. Expérimenter et développer toute une série de chants, de couleurs, de postures. Non pas terrasser le dragon comme Saint-Georges, mais apprendre à apprivoiser la bête en nous pour mieux la faire cracher du feu une fois le lieu et le moment venu.

 

Paolo Uccello, Saint Georges terrassant le dragon, c. 1460, 52x90cm, Musée Jacquemart-André

 

Nombreux sont les exemples qui illustrent le rapport de force inégal entre la bête et l’être humain. Ici, on note une perspective bancale, des proportions discutables, mais une puissance enfantine ou primitive hors du commun.

 

Et puis c’est au tour des élèves de jouer ! En opposition à la grande histoire qui fait des animaux de la chair à saucisse, je leur demande d’inventer des micro-récits dessinés en répondant à des questions bêtes et bestiales: pourquoi les zèbres ont des rayures ? Pourquoi les chameaux ont-ils deux bosses ? Pourquoi les crocodiles sont-ils plats ? L’explication peut être d’ordre scientifique, humoristique, mythologique ou poétique. Répondre à ce type de question induit un passage d’un avant à un après, suppose un début et une fin, ce qui constitue la base de toute narration. Faut-il faire un seul dessin, deux images, ou carrément une bande-dessinée ? Y a-t-il besoin d’avoir recours à des légendes, des phylactères ou des onomatopées ? Selon les personnalités et les sensibilités, les résultats sont très variés et intéressants à discuter. Comment procède-t-on pour raconter ? Quelles stratégies met-on en place pour rendre le dessin explicite ou expressif ? Qu’est-ce qu’on pourrait ajouter pour mieux évoquer ?

 

Pour aller plus loin, voici d’autres lettres en lien avec les animaux :

B comme bestiaire

C comme crocodile

L comme les loups et la lune

H comme hybridation

______

 

Références :

– Agamben, G. (2002). L’Ouvert : de l’homme et de l’animal. Trad. Gayraud, J. Paris : Payot & Rivages.

Boutang, P.-A. (1995). « A comme animal » in L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Entretien filmé avec Claire Parnet. Arte.

– De Fontenay, E. (1998) Le silence des bêtes, Paris : Éditions Fayard.

– Deleuze, G. & Guattari, F. (1991). Qu’est-ce que la philosophie ? Paris : éditions de Minuit.

– Derrida, J. (2006) L’animal que donc je suis. Paris : éditions Galilée

– Dewey, J. (2010). L’art comme expérience. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cometti, J.-P. et al. Paris : Gallimard. (Première éd. 1934)

– Haraway, D. (2008). When Species meet. University of Minnesota Press.

– Herzog, W. (2005). Grizzly Man [film]. Lions Gate Films Inc.

– Lagoutte, D. (2002). Enseigner les arts visuels. Paris : Hachette.

______