Le philosophe utopiste Charles Fourier (1772-1837) avait pour coutume de dire que quatre pommes avaient marqué l’histoire de l’humanité. Il y avait d’abord eu la pomme de la connaissance croquée par Adam et Ève, les chassant du même coup du jardin d’Eden. Il y eut la pomme de la discorde, que Pâris concédât à Aphrodite, déclenchant indirectement la guerre de Troie. Il y eut la pomme qui tomba sur la tête d’Isaac Newton, lui inculquant l’idée de la théorie de la gravité. Et il y eut enfin une pomme payée 14 sous dans un restaurant parisien, alors qu’à Rouen, d’où Fourier revenait tout juste, pour ce prix-ci il aurait pu en obtenir des centaines le matin-même. Cet écart de prix grotesque l’amena à réfléchir aux méfaits du commerce, et de fil en aiguille il en arriva à imaginer un nouveau modèle de société utopique autonome dénommé le phalanstère, dont il détailla le fonctionnement dans plusieurs ouvrages. Aux quatre pommes de Fourier on pourrait encore ajouter la pomme transpercée par la flèche de Guillaume Tell, pourfendant symboliquement l’oppression du bailli, ou encore la pomme au cyanure d’Alan Turing, remake acidulé de la pomme offerte par la sorcière à Blanche-Neige, et détournée par Steve Jobs pour mieux conquérir les marchés informatisés du monde globalisé, au point de retrouver le logo croqué dans chaque classe vaudoise connectée.

 

 

Personnellement, c’est en croquant dans une pomme en sortant de l’école que j’ai eu l’idée d’une séquence d’enseignement inédite. J’ai proposé à des onzièmes années une sorte de jeu de rôle, une mise en situation. Je passe une cravate autour du cou et je deviens chef d’entreprise. Les élèves sont mes employés. Notre entreprise s’appelle Popopopomme – hommage discret aux premières notes de la cinquième symphonie de Beethoven ou aux onomatopées du refrain de Rihanna selon les références culturelles – et nous y fabriquons du jus de pomme avec des pommes de la région. En pleine expansion, notre entreprise a besoin de graphistes pour dessiner les emballages de nos produits, de photographes et de vidéastes pour nos campagnes de publicité, d’architectes pour dessiner les plans de notre future usine, de designers de mode pour élaborer les uniformes des futurs collaborateurs. Les élèves constituent des groupes de travail selon les intérêts et les envies de chacun pour compléter au mieux un cahier des charges avant la grande réunion à la fin de la séquence où les projets sont discutés collectivement.

Le cours a bien fonctionné si j’en crois les élèves qui des semaines après me demandaient encore si l’on pourrait refaire l’exercice avec les pommes. L’idée de départ de cette séquence était d’initier les élèves aux différents métiers des arts visuels. Pour que les élèves donnent du sens à ce que l’on fait en arts visuels, j’ai instauré une logique du projet, en faisant travailler les élèves sur des projets fictifs mais concrets, répondant à des enjeux spécifiques. Les élèves étaient libres d’aller vers le pôle qui les motivaient. Chaque groupe répondait à des objectifs différents et travaillait dans sa bulle, mais les groupes de travail devaient parfois collaborer pour mener à bien leur projet. Une forme d’émulation collective s’est créée. J’ai laissé une grande autonomie aux élèves, qui étaient libres de s’organiser et de répartir le travail selon les points forts de chacun. Les groupes ont dû prendre des décisions collectives, et la collaboration a été particulièrement travaillée. Quant à moi, je me suis contenté d’encadrer les ateliers, et de veiller à ce que le cahier des charges soit bien respecté. La discussion collective lors de la réunion finale a permis de pointer les points forts de chaque groupe, tout en proposant des pistes d’amélioration. Au final je crois que les élèves ont surtout apprécié d’être considérés comme des grands, avec un projet professionnalisant qui les poussaient à agir en individus indépendants.

 

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