Juché sur les hauts de Vevey, le manoir de la famille Chaplin s’est vu transformé en un espace muséal, grosse machine des temps postmodernes à la scénographie immersive qui avale le public comme les rouages de la machine avalent Charlot dans Modern Times (1936). Il m’arrive d’y travailler comme guide, et j’aime finir mes visites avec les jeunes les faisant s’asseoir par terre cinq minutes pour regarder une scène marquante de ce film culte.

 

Charlot se retrouve à devoir faire un spectacle où il chante et il danse dans un restaurant. En guise d’antisèche, il écrit les paroles de la chanson sur un bout de papier qu’il cache dans sa manche. Mais au premier des mouvements qu’il réalise en arrivant sur scène, le bout de papier s’envole, et Charlot se retrouve désarmé. Après un temps de flottement, il improvise une chanson en yaourt – terme désignant une sorte de borborygme chantonné sans queue ni tête, qui imite les sonorités d’une langue existante. Là où ça devient intéressant, c’est que Charlot ne se contente pas de chanter n’importe quoi : au lieu d’utiliser sa voix pour faire passer un message, il raconte une histoire par sa danse. Il entreprend tout un jeu de pantomime où il incarne plusieurs personnages, tandis que le chant en yaourt ne fait que souligner l’action, rythmant la scène à la manière d’onomatopées. Comme souvent avec Chaplin, on peut lire un message au-delà du gag. En effet, neuf ans après l’invention du cinéma parlant, Modern Times est le premier film sonore de Chaplin – sonore mais pas parlant : le cinéaste ajoute de la musique et toutes sortes de bruitages, mais fait encore appel aux intertitres pour les dialogues. Charlot le roi des mimiques est toujours resté muet : le faire parler aurait sans doute enlevé quelque chose à l’aura du personnage. Dès lors, cette scène n’est pas anodine. En détournant l’usage de la voix pour mieux mettre en avant l’art de la pantomime, Chaplin se place à contre-courant du cinéma dominant de l’époque en réaffirmant la supériorité du jeu de l’acteur sur la voix.

 

J’observe mon prof de stage et je suis admiratif. Il aurait dû faire du théâtre. Il parle avec des grands gestes, utilise son corps, lève l’index, tient la pose, se scotche le cercle chromatique sur le torse, bref il vit le truc : on pourrait dire qu’il incorpore son cours (en anglais, on parle d’embodiment). Il possède ce charme désuet des acteurs du cinéma muet. J’essaie d’en prendre de la graine, mais il me faut composer avec mon propre style. J’ai appris ça en faisant guide dans les musées : on ne peut pas aller contre sa personnalité, il faut jouer la carte de la sincérité. Je serais plutôt du genre Buster Keaton : impassible en toute situation, drôle malgré moi par le subtil décalage entre le ridicule de la situation et une vaine tentative de ne pas laisser transparaître mon désarroi.

Les affres de la communication : parfois en tant qu’enseignant j’ai la sensation de ressembler à Charlie Chaplin dans cette scène, gesticulant et déblatérant un charabia incompréhensible pour les élèves, qui tentent tant bien que mal de comprendre entre les lignes le message que j’essaie de faire passer. J’ai beau donner plusieurs fois les consignes, j’ai souvent l’impression de parler chinois ; on se croirait dans la tour de Babel ; c’est le téléphone arabe, amplifié par le brouhaha ambiant. J’essaie de faire attention aux mots que je choisis, d’utiliser un langage simple tout en tentant de faire acquérir un vocabulaire spécifique et adéquat aux élèves. Je note les mots au tableau. Qu’est-ce que ça veut dire ? Le mot possède-t-il plusieurs significations ? Quelle pourrait être l’origine du mot ? Si on est pas sûr on peut toujours aller voir sur wikipédia.

Je demande aux élèves ce qu’on a fait la semaine d’avant, ils ont déjà oublié comment ça s’appelait. La réponse d’un élève me fait sourire : – la perfection ? – Presque : la perspective. Idéalement il faudrait que j’en reparle la semaine d’après pour être sûr que le mot a définitivement été intégré.

Lors d’un autre cours, je dis aux élèves : « revenons à nos moutons », jeu de mot un peu facile puisque nous avions dessiné des moutons la semaine d’avant. Mais j’ai comme l’impression que ma blague tombe à plat. Il y a au moins quatre élèves allophones sur le groupe de dix. Alors je les interroge : que veut dire cette expression ? Et comment appelle-t-on la femelle mouton ? La moutonne plutôt que la brebis. Et le mâle ? On confond le bouc avec le bélier. Et le nouveau-né ? Personne n’est capable de trouver l’agneau. Quel est le cri du mouton ? – il fait bêêê ! – Oui, il bêle. – Et le mâle de la chèvre ? – Le chevreuil ! On dérive sur les créatures hybrides. Les mots se parent d’une aura mystérieuse. On déconstruit : c’est quoi une sirène ? Qu’est-ce qui fait un minotaure ou un centaure ? Leonardo s’avère mieux connaître les créatures mythologiques que moi, il nous explique la différence entre un griffon (mi-lion, mi-aigle) et un hypogriffe (mi-cheval, mi-aigle). C’est désormais à eux de combiner de le mouton avec autre chose. Pour désigner nos créatures, nous créons des mots-valises : le draton est un mouton-dragon, le mourate un mouton-pirate. Quels cris pourraient bien pousser ces chimères ? J’écris le mot « onomatopée » au tableau, mais ne trouve finalement pas le bon moment pour leur en parler. Le mot reste suspendu en l’air. On y reviendra peut-être.

 

C’est pas vrai que personne n’écoute en classe. Il y en a toujours un pour s’écouter parler, c’est le ou la prof. Je crois que la plupart des enseignants font ce métier parce qu’ils sont bavards. C’est pratique, on peut parler toute la journée et il y a peu de chance de se faire couper la parole. Les pauvres élèves doivent lever la main pour pouvoir l’ouvrir. Ce qui ne les empêche pas de parler tout le temps, même quand c’est interdit. Mais les enseignant.e.s mériteraient sans doute eux aussi de se prendre parfois une remarque pour bavardage.

 

Je me méfie du pouvoir des mots. C’est si tentant de fermer le clapet à celui ou celle qui l’a constamment ouverte avec une réplique cinglante. Quand la classe pousse des wooh après mes punchlines comme si on était dans une battle de rap, et je me dis que je suis peut-être allé trop loin. L’auditoire me met en verve. C’est si facile d’asseoir son pouvoir avec un peu de vocabulaire et un soupçon d’éloquence.

Paulo Freire est un pédagogue qui a beaucoup milité pour l’alphabétisation des milieux ruraux brésiliens. Il voyait dans l’apprentissage du langage dominant un prérequis pour lutter contre l’oppression des classes les plus faibles, un outil d’empouvoirement. Dans une interview donnée dans un anglais laborieux, il résume la mission des enseignant.e.s en trois points :

  1. Il faut défendre le droit pour tous d’apprendre le langage dominant.
  2. Il faut rappeler que les autres langages sont tout aussi beaux que le langage dominant, et que les individus ont le droit de s’exprimer dans ces langages.
  3. C’est en apprenant le langage dominant qu’on pourra articuler sa voix pour mieux lutter contre les injustices liées aux rapports de pouvoir.

Le passage en question se déroule à 3:50 de la vidéo.

 

Le socle de l’école c’est le français. Même en math ou en arts visuels, les consignes sont données en français, que ça soit à l’oral ou par écrit. Même en allemand, ça m’étonnerait qu’on parle l’allemand du début à la fin du cours. Sans le français, l’édifice s’effondre. Il faut un langage commun pour pouvoir arriver à quelque chose. Pas de chance pour les allophones, ils partent de plus loin. A la HEP, on nous fait passer un test de français pour être sûr qu’on maitrise bien la langue ; un.e prof qui fait trop de fautes ça ferait tache. Celui qui maîtrise le langage détient le pouvoir. Des contre-pouvoirs se constituent dans la cour de récré, argots juvéniles à base d’abréviations laconiques (TG, VTFF) ou de métaphores plus ou moins bien senties (avoir un bail pour être en couple). Et je repense à ces élèves qui jurent à longueur de journée, à tel point que ça devient difficile de les reprendre à chaque fois, et je me dis que c’est peut-être sans y penser une forme voilée d’insoumission, genre je n’entrerai pas dans le moule aseptisé qu’on m’impose, il y aura toujours quelque chose qui déborde de la muselière ; au sein même du périmètre scolaire bétonné où certains mots sont jugés si gros qu’ils sont prohibés, des langages fleuris poussent malgré tout comme des mauvaises herbes parmi les rangées bien alignées, que les profs fauchent vainement avant la prochaine poussée.

 

Dans sa vidéo Les vilains mots (2015), l’artiste valaisan Maximilien Urfer fait innocemment répéter à sa fille les noms des plus terribles dictateurs.

 

Mon prof de stage tente un truc chaplinesque : vu que le message a du mal à passer à l’oral, il fait une démonstration du matériel à prendre et du mélange de couleur à effectuer sans un seul mot, en mimant silencieusement la scène. Il surjoue certains gestes pour mieux souligner les étapes les plus importantes. J’ai l’impression de vivre un grand moment d’enseignement, mais la chute est cruelle : malgré cette splendide pantomime – disruptive par son silence dans le brouhaha habituel –, les élèves ne semblent pas avoir mieux retenu ce qu’il fallait faire, et il faut réexpliquer trois fois les choses comme à chaque fois (enseigner c’est répéter, disait philosophiquement mon prof de philo à l’école d’art). Je compatis d’autant plus que moi aussi, à la fin de ma visite guidée, je me retrouve désemparé : après avoir visionné la fameuse scène des Temps modernes, je demande aux visiteurs ce qu’ils ont compris du mime de Charlot, et bien souvent personne n’ose s’exprimer. Je n’insiste pas car je dois avouer que moi-même, après avoir regardé la scène de nombreuses fois, je ne suis toujours pas sûr d’avoir tout à fait compris tout ce qui s’y tramait. Preuve que le langage, même mimé, fait décidément des siennes. Et que les mots sont malgré tout bien utiles pour se faire comprendre, n’en déplaise à Chaplin. Face aux mots d’ordre, le yaourt provoque le désordre. Jouons avec les mots, déconstruisons le langage pour en inventer des nouveaux mieux à même de raconter la poésie du moment et de faire surgir des fulgurances.

 

 

Un dossier pédagogique sur Charlie Chaplin est disponible ici.

 

D’autres articles qui jouent sur les mots :

C comme crocodile

L comme les loups et la lune

 

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