Il existe au Musée d’art moderne et contemporain de Genève une peinture murale de Sol LeWitt que j’ai largement eu le temps de contempler pendant les heures creuses de mon travail au musée. La peinture murale a été effectuée selon un protocole simple, décrit dans le titre de l’œuvre : « Wall painting number 43 : straight lines of different lengths, drawn at random, using four colors, uniformly dispersed with maximum density, covering the entire surface of the wall. Red, yellow, blue, black pencil, 1970 ». J’aime raconter aux visiteurs qu’aucune n’est parallèle à une autre, qu’elles sont toutes disposées selon des angles différents. Rien n’est droit dans ce papier-peint. Aucun trait n’est identique à un autre.

Les élèves, eux, doivent filer droit, ont leur laisse rarement le choix. Horaires prédéfinis, tables alignées, programmes préétablis, évaluations standardisées. Eux-mêmes réclament souvent une certaine rectitude. Par exemple, ils veulent toujours tracer les lignes à la règle. Et ils adorent décalquer, reproduire la réalité plutôt que d’en inventer des nouvelles. Dans ce cadre normatif, ils disposent malgré tout de marges de manœuvre, d’espaces de liberté. Ils ont le choix de s’habiller comme ils le veulent, parfois la chance de s’asseoir à côté de qui bon leur semble. Ils peuvent personnaliser leur agenda. Et on tolère parfois qu’ils gribouillent dans les marges de leurs cahiers bien lignés. L’école ressemble à la peinture murale de Sol LeWitt : elle est composée d’entités (les lignes ou les élèves) de différentes longueurs, de différentes couleurs, d’angles différents au sein d’un cadre prédéterminé (le mur ou l’institution scolaire).

 

 

J’arrive en stage dans un bâtiment scolaire qui vient d’être construit. Béton ciré, bois clair et baies vitrées. Transparence et austérité. Du troisième étage, on peut voir qui déambule au deuxième et au premier. Vision panoptique. Foucault fait le constat que la forme architecturale des écoles et similaire à celle des prisons et des hôpitaux psychiatriques. Structures d’enfermement, lieux de contrôle. L’architecture contraint les corps. L’aridité du bâtiment comme mal avec l’idée que je me fais de l’esprit de l’enfance. Pour échapper au quadrillage systématique du monde, l’architecte utopiste Claude Parent a imaginé des villes entières où rien n’est droit, selon son principe de fonction oblique. Plus rien n’est seulement sol ou mur, les plans inclinés peuvent répondre à plusieurs fonctions. Avec ses constructions suivant une logique déconstructiviste, l’architecte Zaha Hadid s’inscrit quelque part dans cette lignée.

 

 

J’observe rapidement quelques hérésies dans le nouveau collège : la salle d’arts visuels ne comporte que trois minuscules lavabos qui ont du mal à rester blancs, sans eau chaude, avec un bouton sur lequel il faut sans cesse presser pour que l’eau continue de couler. Au-dessus de la porte d’entrée, il est écrit « dessin ». Je suis fâché. Encore une fois, les arts visuels sont réduits à la pratique du dessin. J’en discute avec des élèves de neuvième année qui viennent d’arriver dans l’école. Que pensent-ils.elles de ce bâtiment ? Ca manque de couleur. Et du mot dessin ? Qu’est-ce qu’on entend par arts visuels ? On fait un brainstorming que je m’efforce de résumer au tableau. Je leur propose de remplacer le panneau d’affichage. On va écrire « arts visuels » à la place de « dessin ». On compte le nombre de lettres à fabriquer et les élèves se répartissent en petits groupes. Il faut créer une lettre et un fond en réfléchissant à la manière de créer un certain contraste afin d’être bien visible. J’insiste sur le fait qu’il s’agit de représenter la diversité des techniques en arts visuels. Découpage, collage, pliage, feuilles de couleurs, paillettes, pages de magazine, papier noir, peinture dorée, tout y passe. Et puisqu’on est pas rancuniers, on utilise aussi le dessin. Le résultat final montre une belle créativité qui reflète mieux la fonction du lieu, et les élèves ont pu s’approprier un pan du bâtiment.

 

 

Mon praticien-formateur lance un grand projet pour la future inauguration du bâtiment. Chaque élève du collège doit réaliser un avion en papier. Les avions sont ensuite récoltés et accrochés au plafond. Une nuée part de la salle d’arts visuels et se répand dans tout le bâtiment. On sent enfin que l’endroit est habité, que les idées volent en l’air, que les pensées ont parfois le droit de dériver. Il suffit de lever le nez pour constater la diversité des avions en papier. Les élèves se sont donnés. Comme Sol LeWitt, un protocole simple a permis à des créations originales d’émerger.

 

 

 

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