Dans cette vidéo que j’ai tournée avec Reto Müller, l’artiste Gilles Porret raconte ses difficultés à décrocher la lune.

 

Je commence le cours par une question : « Est-ce que vous savez pourquoi les loups hurlent à la lune ? » Regards interrogateurs, moment de flottement. Je relance en leur demandant s’ils savent imiter le cri du loup. Un élève se lance, puis une autre. Je leur dis « ne soyez pas timides, vous pouvez faire mieux que ça ! » Et voilà enfin une horde de loups sauvages qui hurlent dans la salle d’arts visuels, cris libérateurs suscitant sans doute l’interrogation des classes avoisinantes. Maintenant qu’ils ont hurlé, je leur demande le silence absolu : je vais leur raconter une histoire que j’ai inventé, où l’on apprend pourquoi les loups hurlent à la lune. Libres à eux de s’installer confortablement pendant que je baisse les stores pour créer une atmosphère mieux adaptée. Ils peuvent fermer les yeux, se coucher par terre ou s’affaler sur les tables s’ils le souhaitent. Je leur demande simplement de visualiser l’histoire que je vais leur raconter, de se faire un film dans leur tête, d’avoir des visions du déroulé de l’action. Dans l’obscurité, j’allume ma lampe frontale et me place au centre de la classe avec mon histoire qui tient sur une page. J’attends le silence total, et commence à lire à voix haute :


Pourquoi les loups hurlent à la lune


Il y a très, très longtemps, les loups vivaient sur la lune. Ils dormaient le jour et vivaient la nuit, passant leur temps à jouer, sautant de cratère en cratère. Quand la faim les prenait, ils se nourrissaient de lait lunaire, qu’ils dénichaient au fond des cratères. C’était l’époque où l’orbite de la lune passait beaucoup plus proche de la terre, à tel point que certaines nuits de pleine lune, la cime des arbres semblait se soulever ; les plus hautes branches quittaient soudain le champ gravitationnel de la terre pour répondre à l’appel de la lune, et quelques feuilles s’envolaient vers le ciel pour atterrir mollement sur le sol lunaire au-dessus d’elles. La crête des vagues se hérissait plus que jamais, et quelques gouttelettes scintillantes restaient suspendues en l’air, hésitant entre l’attraction terrestre et lunaire. Les loups étaient toujours très excités par ces nuits de pleine lune. Ils regardaient défiler au-dessus de leur tête les déserts de sable rouge, les forêts noires et profondes, les vertes prairies et les sommets enneigés en rêvant de fouler ces nouvelles contrées.

Une nuit de pleine lune, la planète des loups s’approcha particulièrement près de la terre. On aurait dit qu’il aurait suffi aux loups de tendre les pattes pour toucher les sommets des montagnes qui défilaient au-dessus d’eux. N’y tenant plus, le plus courageux des loups pris son élan et sauta le plus haut possible en direction de la terre. Soudain, il se retrouva la tête en bas et la queue en l’air : il venait de passer dans le champ d’attraction de la terre. Il atterrit brusquement dans l’herbe fraîche. Tout heureux d’avoir réussi son coup, il se mit à parcourir la planète terre, bravant les déserts, s’enfonçant dans les forêts, courant les plaines et longeant les rivières. Bientôt, les autres loups le rejoignirent à leur tour. Ils goutèrent l’eau du ruisseau, humèrent la senteur des fleurs, se délectèrent de la caresse des hautes herbes contre leurs flancs, écoutèrent le bruissement du vent dans les feuilles des arbres. Ils passèrent ainsi la nuit à courir le monde, explorant ses moindres recoins. Mais bientôt le jour fût sur le point de se lever ; il était grand temps de retourner sur la lune avant qu’elle ne s’éloigne à nouveau de la terre. Les loups sautèrent, sautèrent et sautèrent encore, mais la lune était déjà trop loin. Ils tentèrent de l’appeler pour qu’elle revienne les chercher, hurlant aahooo aahooo aahoooooo ! Mais rien n’y fit. Or, c’est précisément cette nuit-là que la lune choisit de s’éloigner définitivement de la terre, et les loups restèrent coincés sur la surface de cette nouvelle planète. Dépités de leur sort, ils durent apprendre à chasser et vivre en meute pour survivre dans la nature.

Depuis, chaque nuit où brille la pleine lune, les loups se souviennent avec mélancolie de l’époque insouciante où ils sautaient de cratère en cratère, et ils hurlent à la lune pour qu’elle revienne à eux. Mais la lune reste sourde à leurs appels, et les loups demeurent seuls dans la nuit noire.

 

***


Les stores remontent en grinçant et l’on revient doucement à la réalité. Il s’agit maintenant d’illustrer un moment de l’histoire. Quel passage vont-ils choisir de dessiner ? Quels procédés vont-ils utiliser pour raconter une histoire avec des images figées au lieu des mots qui s’enchainent les uns après les autres ? J’essaie de les guider. Pour montrer que le loup saute, on peut ajouter des traits comme dans une bande dessinée. Pour montrer qu’il hurle, on peut user d’une onomatopée. Mais comment illustrer la mélancolie du loup bloqué sur la terre ? A quoi peut bien ressembler le lait lunaire ? Ou même tout simplement : comment dessiner un loup ? J’avoue sur ce point me sentir comme un maître ignorant, mais ça tombe bien, il paraît que les élèves apprennent plus les uns des autres que de l’enseignant : « quelqu’un veut venir dessiner un loup au tableau ? Personne ? Bon je vous avoue que moi non plus je ne sais pas dessiner de loup, mais on va essayer quand même. On fait d’abord une forme pour le corps, une sorte de patate assez allongée. Un loup c’est un peu comme un chien finalement, non ? Avec un long museau, des grandes dents comme dans le petit chaperon rouge, des oreilles pointues, un regard menaçant, et une queue à peine plus fine que celle d’un renard. » Ma tentative n’a pas l’air de les impressionner plus que ça. Rassurée, une élève se décide à venir dessiner sa version du loup au tableau, puis une autre élève vient à son tour. On dispose maintenant de trois modèles de loups, ça ouvre les possibilités. A la fin du cours, je leur demande d’aligner leurs dessins par terre de gauche à droite à travers toute la classe en suivant la chronologie de l’histoire. On retrouve les moments-clés de l’histoire illustrés : des loups qui vivent insouciamment sur la lune et regardent la terre avec envie ; puis des loups qui sautent de la terre à la lune (comment placer les planètes aux gravités inversées ? en haut et en bas ? sur les côtés ?) ; des loups qui parcourent la terre (tout petits dans l’immensité des paysages, ou en gros plan dans les hautes herbes qui caressent leurs flancs) ; puis des loups qui regardent la lune si lointaine (souvent représentés de dos, ce qui permet d’éviter de devoir dessiner leurs visages). Pourquoi avoir choisi d’illustrer tel ou tel passage ? Quelles sont les similitudes et les différences entre les dessins qui illustrent le même moment de l’histoire ?


 

______


Références:

– Bayerdoerfer, M. & Schweiker, R. (éd.) (2018). Teaching for people who prefer not to teach. Tallinn Books Printers, AND.

– Calvino, I. « La distance de la lune » in L’oncle aquatique et autres récits cosmicomics (2015). Trad. de l’italien par Thibeaudeau, J. & Manganaro, J.-P. Paris : Gallimard. (Première éd. 1975)

– Kaennel, L. (2009). « La lune et la littérature. Miettes de lune recueillies auprès des voyageurs imaginaires » in Hermeneutische Blätter. Université de Zurich.

– Pinkola Estès, C. (2001). Femmes qui courent avec les loups. Trad. Marie-France Girod. Paris : Le Livre de Poche. (Première éd. 1992)

– Rancière, J. (1987). Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Paris : Arthème Fayard.

______