S’il y a bien un objet que je déteste en classe d’arts visuels, c’est bien les gommes, et ce pour deux raisons. Premièrement, les élèves ont tendance à vouloir toujours tout gommer. Ils sont rarement satisfaits de leur dessin, alors ils gomment. Toutes leurs recherches s’évanouissent, un travail de plusieurs heures parfois disparaît en quelques coups de gommes, ne laissant que quelques pelures éparpillées sur la table. Et c’est dommage car on ne peut plus voir l’évolution, la progression des élèves. Deuxièmement, de par son poids dans la main, sa forme olbongue et sa texture molle, la gomme constitue un projectile idéal. D’où une certaine tendance à se volatiliser. Elles disparaissent mystérieusement à mesure que je les multiplie en les coupant en deux. C’est comme si elles s’effaçaient elles-mêmes. On en retrouve parfois derrière le radiateur ou dans un capuchon, quand elles ne se cachent pas au fond des trousses. J’ai vu une enseignante compter les gommes et retenir les élèves à la fin du cours jusqu’à ce que toutes les gommes réapparaissent. Mais a-t-on vraiment envie de se battre pour quelques gommes ?

 

 

Après, les gommes, heureusement, c’est illusoire. J’entends par là : on ne peut jamais effacer totalement le trait qu’on a tracé. On voit toujours un peu les traces. Le papier est comme griffé, marqué à jamais. On ne pourra jamais revenir complétement en arrière. On ne peut pas faire totalement abstraction du passé. A la rigueur, je dirais même : c’est dangereux de tenter d’effacer toutes les traces. Si on enterre tout comme si rien ne s’était passé, ça risque de ressurgir tôt ou tard comme un geyser ou un volcan que l’on croyait endormi. Et surtout : il n’y a pas de page blanche. J’entends par-là : on ne part jamais de zéro. Rien n’est purement original : toute chose a une origine, même si celle-ci est depuis longtemps oubliée. On invente jamais à partir de rien. On a tous des images en tête, c’est automatique. Il y a des archétypes, des représentations plus ou moins partagées. Tout le monde a au moins une vague idée de ce que c’est qu’un tableau, un mouton, une bande-dessinée, une exposition, une ville, un coucher de soleil. Et c’est fou de constater à quel point les enfants intègrent vite certains codes culturels. N’importe quelle production artistique se retrouve prise en étau entre le socle culturel dont elle est issue et l’expression individuelle de son créateur. L’Olympia de Manet c’est un remake de la Vénus d’Urbin du Titien, qui est tirée d’un modèle antique, qui vient lui-même de quelque part, et on pourrait remonter comme ça jusqu’aux vénus du paléolithique. On ne construit jamais à partir de rien. Tout est un écho d’un écho d’un écho. Je le répète : il n’y a pas de page blanche. Il n’y a que des palimpsestes. Au Moyen-Âge, le vélin des pages des manuscrits était si cher qu’on avait tendance à le recycler : on effaçait des pages obsolètes pour en fabriquer des nouvelles. Mais forcément, ça laissait toujours quelques traces, et avec les technologies d’aujourd’hui on peut facilement retrouver le sous-texte. En 1953, le jeune Robert Rauschenberg efface un dessin de De Kooning, représentant de la nouvelle ancienne génération, et l’expose tel quel. Hommage irrévérencieux qui joue sur un double-mouvement : Le geste de Rauschenberg s’inscrit dans un rapport maître-élève et tue le père du même coup. On efface juste de quoi se faire une place.

 

 

C’est un grand sujet de bataille avec les élèves : suspendus à leur gomme, ils veulent toujours tout gommer, tandis que je les supplie de ne rien effacer, de garder tous les essais, même les plus ratés, parce qu’il y a toujours quelque chose à en tirer, parce que c’est le trait mal tiré qui va nous servir à corriger, parce que rien ne sert d’effacer. Je prends les devants et impose une nouvelle contrainte lors d’un exercice de dessin d’observation : interdiction d’utiliser la gomme. Tous les traits effectués seront visibles, il vaut mieux donc commencer léger. Les élèves sont déstabilisés. Ils n’ont plus rien à quoi se raccrocher.

 

 

Pour en revenir à cette question des origines, prenons l’exemple des grottes préhistoriques. L’art pariétal est considéré comme la plus ancienne trace d’art, si bien qu’on a tendance à le percevoir comme l’origine de l’art (le mythe originel). Mais l’art pariétal ne sort pas de nulle part. Il a dû existé une pré-préhistoire dont il est issu. Dans un texte que j’ai écrit quand j’étais à l’école d’art de Sierre, je racontais cette anecdote de Picasso découvrant les peintures des grottes de Lascaux et s’écriant : « je n’ai rien inventé », en soulignant qu’effectivement, Picasso n’avait rien inventé. En forçant un peu le trait, les prémices de toute l’avant-garde artistique du 19ème et du 20ème siècle se trouvent déjà dans les grottes de Lascaux. Avec 17 000 ans d’avance, les peintures de Lascaux préfigurent en effet de nombreux mouvements artistiques tels que le land art (par l’utilisation de matériaux naturels), CoBrA (par son iconographie populaire à base d’animaux) ou le fauvisme (par ses aplats de couleurs vives). Dans l’ensemble, les peintures relèvent d’un extraordinaire expressionnisme qui a dû paraître étrangement moderne aux yeux des premiers visiteurs de la grotte lors de sa redécouverte en 1940. J’en donne pour exemple le superbe cheval rouge et noir sur la paroi gauche du diverticule axial, que les membres du Blaue Reiter ou de Die Brücke n’auraient sans doute pas renié.

 

 

La scène du puits offre quant à elle une narration digne des plus grandes peinture d’histoire en évoquant la terrible lutte d’un homme armé face à un bison se déroulant sous les yeux innocents d’un oiseau et dans le dos d’un rhinocéros. Ici, c’est surtout la schématisation du personnage qui attire l’attention, son corps étant réduits à quelques traits qui en font un pictogramme que l’on pourrait situer quelque part entre Keith Haring et Jean-Michel Basquiat. On remarque au passage que, curieusement, les mains de l’homme comportent seulement quatre doigts, comme dans les bandes-dessinées. Certains verront également des liens avec fluxus, l’arte povera, le romantisme, la trans-avant-garde, les nabis ou encore certaines scènes de chasse en vogue au 18ème siècle. Notons encore la présence de signes rectilignes ou spiralaires énigmatiques, qui préfigurent l’art abstrait, l’art minimal et l’abstraction géométrique. Les superpositions du même motif de la frise des petits chevaux évoquent pour leur part la décomposition du mouvement des chronophotographies d’Etienne-Jules Marey et Edward Muybridge. Or, pour être visibles, les peintures devaient être éclairée par la flamme vacillante d’une torche qui devait pointer certaines figures et leur donner un certain mouvement, créant une forme de narration, voire d’animation. Ce dispositif se rapproche dès lors d’une lanterne magique, conférant à la grotte une dimension cinématographique. Mais c’est surtout le travail sur le contexte spécifique de la grotte qui frappe à première vue, telle protubérance de la roche servant de base pour peindre telle figure. On assiste ainsi à la première itération d’art in situ. Le choix du lieu, le jeu sur les spécificités de l’environnement, le dispositif de la grotte plongée dans le noir, la nécessité d’utiliser un bois spécial à fumée blanche pour éclairer les peintures font de la grotte une installation hors du commun, une œuvre d’art totale. D’autant plus que la vision des peintures pariétales devaient s’accompagner de rituels musicaux, qui jouaient sur l’acoustique particulière des grottes C’est en tout cas l’hypothèse de Reznikoff et Dauvois dans un article intitulé « la dimension sonore des grottes ornées » paru en 1988, où ils constatent que l’emplacement des peintures pariétales dans la grotte du Portel en France correspondent à des points acoustiques particulier, où la résonnance est spécialement forte. Plus récemment, Clottes et Lewis-Williams (2001) vont dans le même sens en soutenant que les peintures ne constitue qu’une partie d’un plus vaste rituel chamanique. Dans un essai sur l’origine de la musique, Quignard (1996) en conclut :

 

Je soutiens que les grottes paléolithiques sont des instruments de musique dont les parois ont été décorées. Elles sont des résonateurs nocturnes qui furent peints d’une façon qui n’était nullement panoramique : on les a peints dans l’invisible. Le choix des parois décorées fut celui de l’écho. Le lien du double sonore est l’écho : ce sont les chambres à échos.

 

Tout est un écho d’un écho d’un écho. Picasso n’a rien inventé. Depuis son passage, la grotte a été refermée au public. Le simple souffle des visiteurs effaçait les peintures.

 

 

Jadis, après une grande bataille, on construisait des mémoriaux en bois plutôt qu’en pierre. On marquait ainsi l’importance d’un événement sans le graver définitivement dans la pierre, admettant un certain droit à l’oubli, puisque au fil du temps le bois pourrissait, laissant le champ libre à d’autres événements à venir. J’aime cette idée. On dit souvent que les premières formes d’art sont liées à des rituels mortuaires : on cherche à garder la trace de ce que le temps efface. Mais les œuvres d’art finissent elles aussi par mourir. Léonard de Vinci a peint la Cène en utilisant des techniques expérimentales qui rendent sa conservation particulièrement difficile. Les restaurateurs s’échinent malgré tout pour tenter de préserver les couleurs de ce chef-d’œuvre de la Renaissance. Il y a un droit à l’oubli et un devoir de mémoire : j’estime que les élèves ont le droit de perdre une gomme de temps et temps, mais il ne doivent pas effacer toute trace de leur progression.

 

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Références :

 

– Clottes, J. & Lewis-Williams, D. (2001) Les chamanes de la préhistoire. Transe et magie dans les grottes ornées. La maison des roches éditeur.

 

– Herzog, W. (2010). Cave of Forgotten Dreams [film 3D]. Arte, Werner Herzog Filmproduktion & More4.

 

– Quignard, P. (1996) La haine de la musique. Editions Calmann-Lévy.


– Raynal, C. (2013) Eloge de la copie. Mémoire de bachelor en arts visuels. Ecole cantonale d’art du Valais. Dir. Marco Costantini.

 

– Reznikoff, I. & Dauvois, M. (1988). « La dimension sonore des grottes ornées » in Bulletin de la Société préhistorique française, vol. 85, no 8,‎ p. 238-246.

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